Page 39 - Oeuvre de Guy Pujol - Septembre 2017
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C’était vers l’An Mil, les Maures avaient conquis la Vallée de
Bethmale. Boadbil le fils du chef, le plus beau garçon du pays des
sables, fit peser le rayon noir de ses yeux de velours sur la plus
jolie fille du Val. Elle s'appelait Esclarélys, « une étoile dans le
regard, le teint des lys sur un front de lumière », chaussée des
sabots balourds, les « esclops », petits caissons massifs taillés à
coups de hache. Plus tard après la fuite des Maures, les sabots
carrés prirent la forme surprenante et unique au monde
qui perdure encore aujourd'hui.
Du haut des monts, Darnert, dard noir, pâtre chasseur d’Isard, le fiancé d'Esclarélys,
préparait sa vengeance, déracinant deux jeunes noyers au bord d'un talus. Quand il
jugea son travail terminé, un matin clair, les « hilet », les cris des pâtres retentirent de
cimes en cimes. Les bergers descendirent vêtus de peaux de bêtes, un fagot de flèches
en bandoulière, la dague au flanc, l'arc et le pieu sur l'épaule.
Le soir, tous les Maures du Val de Bethmale étaient morts ou prisonniers. Le lendemain,
les pâtres avec Darnert à leur tête, défilèrent dans l'unique rue du village.
Darnert portait des sabots étranges, en forme de croissant de lune.
Ils relevaient une pointe fine aiguë comme un dard si longue qu'elle
arrivait aux genoux. Chacune des pointes traversait les deux cœurs
dégoulinants de sang de Boadbil et Esclarélys .
Il fit ranger d'un seul côté toutes les filles du pays en âge de convoler
en justes noces, et il passa devant elles le masque dur comme du fer.
“ Aouito pla aco, Catin ! é qué servichio dé léçoun ” !
Regardez bien, filles infidèles, que cela vous serve de leçon.
Depuis cet exemple cruel, les « noubio », les galants, offrent toujours
à leur fiancée une paire de sabots à la forme d'un croissant de lune.